La Presse
Arts et spectacles, jeudi 2 juin 2005, p. ARTS SPECTACLES1
"Méga-supra-bonne" nouvelle pour l'industrie du doublage
Côté, Émilie
Après avoir distribué au Québec un Madagascar en argot parisien parfois incompréhensible, le studio DreamWorks change de stratégie et compte faire doubler ses prochains films par des comédiens d'ici. Une première en 10 ans pour la compagnie de Steven Spielberg. Comme dirait l'autre, ça va être nickel!
" Frappadingue ", " merci pour la teuf ", " comme d'hab ", " je me sens méga-strange ", " ça va être nickel ", " t'as failli m'arrêter la pendule ". Dès qu'un personnage animé du nouveau film Madagascar emploie l'une ou l'autre de ces expressions, tirées directement de l'argot français, on entend des " qu'est-ce que ça veut dire maman? " dans les salles québécoises. Le problème: Madagascar est présenté au Québec dans une version doublée... en France.
Le film est produit par DreamWorks. En mars dernier, la boîte de Steven Spielberg s'est vu décerner, pour la deuxième année consécutive, le prix Citron par l'Union des artistes (UDA), car elle n'a fait doubler aucun de ses films ici en 2004. En fait, en 10 ans d'existence, l'entreprise américaine a fait doubler tous ses films en Europe.
Mais DreamWorks vient de changer son fusil d'épaule. Pour son prochain film, The Island, la maison de production offrira aux cinéphiles québécois une version doublée par des comédiens d'ici. Incendo Media, qui se charge de la distribution québécoise, devra d'ailleurs trouver
au plus vite qui doublera les voix de Ewan McGregor et Scarlett Johansson, car The Island doit sortir le 22 juillet.
Il s'agit d'une victoire importante pour l'industrie du doublage au Québec. Depuis plusieurs années, les dirigeants de l'entreprise montréalaise, Jean Bureau et Stephen Greenberg, faisaient valoir à DreamWorks l'importance de présenter aux Québécois des films doublés ici.
" Dans la mesure où DreamWorks est un jeune studio, il a pris du temps avant que les trois dirigeants voient le doublage au Québec comme une priorité ", indique M. Bureau. DreamWorks fera-t-il doubler tous ses prochains longs métrages au Québec? La plupart, selon Incendo Media, à moins que ce soient des films à petit budget dont on prévoit des résultats modestes au box-office. Le comité de doublage de l'UDA reste donc sur ses gardes...
D'un point de vue strictement commercial, c'est un avantage d'offrir une version Made in Quebec. Aux États-Unis, les acteurs prêtant leurs voix aux personnages animés sont mis en vedette. Le film Shrek de DreamWorks a par exemple misé fortement sur la participation de Cameron Diaz, Eddie Murphy, Mike Myers et John Lithgow. Pour la version anglaise de Madagascar,
la publicité était centrée sur les noms de Ben Stiller, Chris Rock, David Schwimmer et Jada Pinkett Smith.
L'an dernier, cette méthode a fait fureur au Québec avec le film Garfield. " Avec Patrick Huard ", vantait-on... et le succès a suivi: la version française a récolté 86 % des recettes au box-office québécois, contre 14 % pour la version anglaise. " Règle générale ", la version française récolte les deux tiers des recettes, explique Simon Beaudry, président de Cineac, la firme compilant les entrées des cinémas de la province. " Mais il y a des exceptions ", signale-t-il. Si le film est destiné à un public particulièrement cinéphile, par exemple.
" Pour Garfield, Fox a demandé d'avoir une vedette locale pour répéter la méthode américaine (avec Bill Murray) ", explique Joey Galimi, président de l'Association des doubleurs professionnels du Québec et directeur de Cinélume, la maison qui a doublé Garfield ainsi que Robots
. Pour ce dernier film, Fox a répété la même formule en misant sur la présence de Benoît Brière et Anne Dorval. Mais le résultat n'a pas été aussi significatif: la version française a récolté 70 % de l'ensemble des recettes.
40 ans de revendications
En 2004, 78 % des films présentés au Québec étaient doublés ici, contre 71 % en 2001, et 67 % en 2003. Le but? Atteindre 100 %. Comment? Avec une loi qui obligerait les producteurs à doubler leurs films au Québec pour les présenter dans les salles de la province, comme ça se fait en France.
" Nous réclamons cette loi depuis 40 ans ", explique Tristan Harvey, du comité de doublage de l'Union des artistes (UDA). À ce sujet, l'UDA doit rencontrer sous peu la ministre de la Culture et des Communications Line Beauchamp, a indiqué la porte-parole du syndicat, Anne-Marie Des Roches.
M. Harvey, qui double notamment la voix de Seann William Scott (American Pie), souhaite que la provenance du doublage soit clairement indiquée sur l'affiche et dans le générique des films à l'affiche, ce qu'on peut savoir sur le site Internet qu'il administre.
Au Québec, on se bat depuis les balbutiements de l'industrie du doublage, en 1955. Il fallait faire face à l'ordonnance française interdisant dans l'Hexagone toute oeuvre cinématographique doublée ailleurs qu'en France.
" Nous sommes un petit marché, mais pas assez pour le négliger ", commente M. Harvey.
Au-delà de l'argot, des régionalismes et du sens de certaines blagues, les Québécois doivent pouvoir " écouter " des films doublés ici, fait-il valoir. " C'est culturel. " D'autant plus qu'au Québec, le doublage est une industrie estimée à 20 millions de dollars, qui fait vivre annuellement près de 700 artisans.
" Tu piges? "
Illustration(s) :
Dreamworks
Mais qu'est-ce qu'il dit? Avec des expressions comme frappadingue, teuf ou méga-strange les enfants qui ont vu Madagascar étaient probablement autant dépaysés que les quatres évadés du film.
Catégorie : Arts et culture
Sujet(s) uniforme(s) : Cinéma; Industrie du cinéma
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